Accueil > Actualités > Crimes et violences > Via des dons défiscalisés, de l’argent public français finance l’armée (…)
Via des dons défiscalisés, de l’argent public français finance l’armée israélienne
dimanche 21 janvier 2024
Article de Justine Brabant pour Mediapart
Des associations françaises continuent de proposer de défiscaliser des dons destinés à soutenir des soldats israéliens, alors que le ministère de l’économie et des finances a précisé en novembre 2023 que c’était illégal.
Ce sont des appels aux dons comme il en existe des centaines à l’approche de la fin d’année et des déclarations d’impôts. « Jusqu’au 31 décembre 2023, faites un don et bénéficiez de déductions fiscales en 2024 ! », proclame l’un d’entre eux. Sauf qu’ils n’invitent pas à soutenir Handicap International ou la Croix-Rouge, mais les soldats de l’armée israélienne, engagés depuis octobre 2023 dans des opérations militaires qui ont donné lieu, selon une rapporteuse des Nations unies, à un « nettoyage ethnique » dans la bande de Gaza.
En France, les dons à des associations peuvent faire l’objet, moyennant certaines conditions, de réductions d’impôts à hauteur de 66 % : pour 100 euros versés sous forme de don, un particulier peut en déduire 66 de ses impôts et donc ne payer effectivement que 34 euros. Ce dispositif coûte à l’État chaque année plusieurs milliards d’euros (3,7 milliards en 2018, selon la Cour des comptes). Une générosité étatique motivée par la volonté de faire vivre le tissu associatif français, mais qui est parfois détournée de son objet.
Depuis octobre 2023 et la guerre déclenchée par Israël en représailles des massacres commis par le Hamas, des associations proposent de faire défiscaliser des dons pour « soutenir » les soldats israéliens. Elles ne leur procurent pas de matériel militaire, assurent-elles, mais des équipements de confort, tels que des « repas » ou des « couvertures ». Est-ce légal ? Non, a indiqué le ministère de l’économie et des finances le 14 novembre à nos confrères et consœurs de CheckNews (Libération), qui ont consacré deux articles à ce sujet.
Le ministère le confirme à Mediapart : « Un don à une association française dont l’objet serait de venir en aide aux soldats d’une armée étrangère ne respecterait pas les critères permettant de bénéficier de la RI don » – soit, dans le jargon de Bercy, la réduction d’impôts (RI) sur les dons aux associations.
Malgré cette mise en garde du ministère, formulée dès le mois de novembre et confirmée depuis, plusieurs associations de soutien aux militaires israéliens ont continué de proposer avec insistance des « déductions fiscales » et de délivrer les formulaires Cerfa permettant de procéder à ces déductions.
Leurs activités sont diverses : la livraison de « repas chauds » à des militaires, la distribution à ces derniers de « packs » contenant « couverture, serviette, savon, gel douche, chips et chewing-gums », ou encore l’organisation de séances de kinésithérapie pour les soldats « au plus près des zones de combat ». Mais la promesse de ristourne fiscale reste la même : « dons déductibles des impôts », « Cerfa instantané » ou « Recevez votre Cerfa immédiatement », proclament toutes ces organisations, au mépris de la loi française.
« 100 % » des dons reversés « directement [aux] soldats »
L’une de ces associations, Libi France, a mené en décembre une campagne particulièrement intense d’appels aux dons pour « soutenir nos chers et valeureux Hayalim ». Elle a promis une « réduction fiscale sur [leurs] impôts 2023 » à ses donateurs à quatre reprises sur sa page Facebook intitulée « Libi France pour Tsahal » (posts datés du 23 décembre, du 26 décembre, puis du 31 décembre, à deux reprises), dans plusieurs publications de la page Facebook de sa présidente, mais également dans une série d’e-mails à ses donateurs potentiels, envoyés entre le 24 et le 31 décembre, que nous avons pu consulter.
Dans ses messages sur les réseaux sociaux, l’organisation promet à ses sponsors que « 100 % de [leur] don [sera] reversé directement pour [les] soldats ».
Le fait « de délivrer sciemment des documents, tels que certificats, reçus, états, factures ou attestations, permettant à un contribuable d’obtenir indûment […] une réduction d’impôt » est interdit par l’article 1740 A du Code général des impôts et passible d’une amende.
Mediapart a pourtant pu obtenir un formulaire Cerfa de Libi France, émis le 16 janvier 2023. L’association y « certifie sur l’honneur que les dons et versements qu’[elle] reçoit ouvrent droit à la réduction d’impôts prévue à l’article 200 » du Code général des impôts français, ce qui est manifestement faux.
L’association a-t-elle pu ignorer que sa campagne était illégale ? Cela paraît très improbable. D’abord parce que les déclarations du ministère de l’économie et des finances précisant que ces défiscalisations étaient illégales ont été largement reprises dans la presse française à l’automne.
Ensuite car une sénatrice, Nathalie Goulet (Union centriste, membre de la commission des finances du Sénat), a directement interpellé Libi France sur sa « publicité mensongère » à propos des déductions fiscales, dès le 20 octobre 2023. Dans deux e-mails envoyés depuis son adresse professionnelle du Sénat, que Mediapart a pu consulter, Nathalie Goulet rappelle à l’association que sa campagne de dons « n’a pas le droit à la déduction fiscale », « n’est pas déductible d’impôts », et joint un lien vers une réponse du secrétariat d’État chargé du budget et des comptes publics formulée en 2016 à ce sujet. Elle n’a jamais obtenu de réponse.
Interrogée par courriel par Mediapart, l’association n’a pas répondu à nos questions, à l’exception d’un membre « de la famille éloignée » de sa présidente, qui indique que Libi France « va refaire sa communication » (voir en Boîte noire).
Les sommes en jeu sont substantielles. Selon les calculs de Mediapart, Libi France a récolté, via la seule plateforme Allodons.fr, 457 000 euros de dons depuis octobre 2023. Ce chiffre, obtenu en additionnant les près de deux mille versements enregistrés par la plateforme entre le 9 octobre 2023 et le 16 janvier 2024, est un minimum : il n’inclut pas les dons via la plateforme HelloAsso, ni ceux via PayPal, également proposés par l’association.
Si tous les donateurs passés par Allodons ont appliqué les réductions d’impôts promises par Libi France à hauteur de 66 %, cela signifie que l’État (et donc le contribuable) français a dépensé, malgré lui, 300 000 euros de soutien à des soldats israéliens.
Une aberration qui interroge d’autant plus vu le contexte au Proche-Orient. Selon le ministère de la santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, plus de 24 000 Palestinien·nes auraient été tué·es par les forces armées israéliennes depuis le 7 octobre, à la suite des massacres de l’organisation islamiste. Les bombardements israéliens ont détruit des écoles, des camps de déplacé·es et des hôpitaux. La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, dénonce un « nettoyage ethnique » et estime qu’il existe un « risque de génocide » des Palestinien·nes à Gaza.
Bercy et le « secret fiscal »
Le ministère de l’économie et des finances refuse de détailler les mesures prises pour sanctionner les associations qui proposeraient ces déductions illégales. Interrogé par Mediapart, il ne souhaite pas commenter le cas d’associations particulières comme Libi France, au nom du « secret fiscal ». Mais il refuse également de préciser combien de contrôles fiscaux sont menés chaque année sur des associations afin de vérifier qu’elles sont dans les règles concernant la possibilité de déductions fiscales.
Or, c’est probablement là que le bât blesse. Il n’existe en France aucun contrôle a priori concernant ces déductions (les associations n’ont besoin d’aucun agrément préalable pour les proposer à leurs donateurs) ; et les contrôles a posteriori sont, de l’avis général, insuffisants.
« Les contrôles de l’administration fiscale envers les associations bénéficiaires ou les donateurs sont peu nombreux et peu approfondis, et les amendes pour non-respect du rescrit sont peu dissuasives », constatait la Cour des comptes en 2021.
Pour la sénatrice Nathalie Goulet, qui retrace dans un livre paru en 2022 ses tentatives successives pour faire changer la loi à ce sujet, la solution pourrait passer par la « diminution » du seuil à partir duquel une association doit recourir à un commissaire aux comptes (il est aujourd’hui fixé à 153 000 euros de dons défiscalisables), ou par des contrôles a priori – en rendant obligatoire l’acquisition par ces associations d’un agrément.
Il ne faudra sans doute pas compter sur les plateformes de collecte de dons pour aider à mieux contrôler les éventuels abus. Contactée par Mediapart, la plateforme de collecte Allodons, qui héberge plusieurs des collectes à destination des soldats israéliens, dont celle de Libi France, rejette toute responsabilité. « La responsabilité d’émettre les reçus Cerfa revient à chaque association utilisant notre plateforme », plaide le site, qui assure ne jouer « qu’un rôle de facilitateur informatique ». « Allodons n’applique pas de politique de contrôle de la légalité des déductions fiscales », assument ses équipes.
Justine Brabant (article paru dans Médiapart le 19 janvier 2024)
Source : https://www.mediapart.fr/journal/in...
Tam Kien Duong a contribué à cet article en aidant au calcul du montant des sommes perçues par Libi France via la plateforme Allodons.
Nous avons sollicité l’association Libi France par e-mail le 17 janvier, via l’adresse de contact de l’association (figurant sur toutes ses communications publiques), et via l’adresse e-mail nominative de sa présidente. Nous n’avons reçu aucune réponse.
Nous avons pu joindre un membre de la « famille éloignée » de la présidente de Libi France, via un numéro de téléphone renseigné par l’association sur l’une des plateformes où elle collecte des dons. Ce dernier, qui n’a pas voulu décliner son identité, nous a expliqué successivement que « les dons récoltés étaient pour Libi Israël », avant de convenir qu’ils étaient bien perçus en France, puis d’assurer que l’association avait connaissance du problème de défiscalisation et s’apprêtait à « refaire sa communication et son site internet » pour se mettre en conformité avec la loi.