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« Une usine d’assassinats de masse » : le bombardement calculé d’Israël sur Gaza (3/3)

lundi 4 décembre 2023

Cette enquête de +972 Magazine et Local Call révèle comment les choix volontaires de bombarder des cibles civiles et l’utilisation de systèmes d’IA ("Intelligence Artificielle") ont conduit l’armée israélienne à mener la guerre la plus meurtrière de toute l’histoire sur Gaza.

Source (en anglais) : https://www.972mag.com/mass-assassination-factory-israel-calculated-bombing-gaza/
Yuval Abraham, 30 Novembre 2023

Première partie de l’article
Deuxième partie de l’article


Une politique concertée qui consiste à bombarder les maisons des familles

Le 22 octobre, l’armée de l’air israélienne a bombardé le domicile du journaliste palestinien Ahmed Alnaouq dans la ville de Deir al-Balah. Ahmed est un ami proche et un de mes collègues ; il y a quatre ans, nous avons fondé une page Facebook en hébreu appelée « Across the Wall », dans le but de faire connaître au public israélien les voix palestiniennes de Gaza.

La frappe du 22 octobre a fait s’effondrer des blocs de béton sur toute la famille d’Ahmed, tuant son père, ses frères, ses sœurs et tous leurs enfants, y compris les bébés. Seule sa nièce de 12 ans, Malak, a survécu dans un état critique, brûlée sur tout le corps. Quelques jours plus tard, Malak est décédée.

Au total, 21 membres de la famille d’Ahmed ont été tués et enterrés sous leur maison. Aucun·e d’entre elleux n’était militant·e. Le plus jeune avait 2 ans, le plus âgé, son père, 75 ans. Ahmed, qui vit actuellement au Royaume-Uni, est désormais le seul survivant de toute sa famille.

Le groupe WhatsApp de la famille d’Ahmed s’intitule « Better Together ». Le dernier message qui y figure a été envoyé par lui, un peu après minuit, la nuit où il a perdu sa famille. « Quelqu’un m’a fait savoir que tout allait bien », a-t-il écrit. Personne n’a répondu. Il s’est endormi, mais s’est réveillé en panique à 4 heures du matin. C’était le silence. C’est alors qu’il a reçu un message d’un ami lui annonçant la terrible nouvelle.

Les situations similaires à celle d’Ahmed sont courantes à Gaza ces jours-ci. Lors d’entretiens accordés à la presse, les directeurs des hôpitaux de Gaza ont dressé le même constat : les familles entrent dans les hôpitaux comme une succession de cadavres, un enfant suivi de son père suivi de son grand-père. Les corps sont tous couverts de terre et de sang.

Selon d’ancien·nes officiers du renseignement israélien, dans de nombreux cas où une résidence privée est bombardée, l’objectif est « l’assassinat d’agents du Hamas ou du Jihad », et ces cibles sont attaquées lorsque l’agent entre dans la maison. Les expert·es du renseignement savent si la famille ou les voisins peuvent également mourir dans l’attentat, et savent aussi comment estimer le nombre de victimes. Chacune des sources a précisé qu’il s’agissait d’appartements privées où, dans la majorité des cas, aucune activité militaire n’est menée.

+972 et Local Call ne disposent pas de données concernant le nombre de combattant·es armé·es qui ont effectivement été tué·es ou blessé·es par des frappes aériennes sur les immeubles résidentiels au cours de la guerre actuelle, mais il est amplement prouvé que la plupart des victimes n’appartenaient pas à une faction armée du Hamas ou du Jihad islamique.

Le 10 octobre, l’armée de l’air israélienne a bombardé une habitation dans le quartier de Sheikh Radwan à Gaza, tuant 40 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants. Dans l’une des vidéos choquantes prises à la suite de l’attaque, on voit des gens crier, tenir ce qui semble être une poupée tirée des ruines de la maison, et se la passer de main en main. Lorsque la caméra zoome, on peut voir qu’il ne s’agit pas d’une poupée, mais du corps d’un bébé.

L’un des habitants a déclaré que 19 membres de sa famille avaient été tués lors de la frappe. Un autre survivant a écrit sur Facebook qu’il n’avait trouvé que l’épaule de son fils dans les décombres. Amnesty a enquêté sur l’attaque et a découvert qu’un membre du Hamas vivait à l’un des étages supérieurs de l’immeuble, mais qu’il n’était pas présent lors du bombardement.

La politique de bombarder des domiciles familiaux où sont censés vivre des agents du Hamas ou du Jihad islamique s’est probablement instaurée au sein de l’armée lors de l’opération « Bordure protectrice » en 2014. À l’époque, 606 palestinien·nes - soit environ un quart des civils tués au cours des 51 jours de combats - appartenaient aux familles dont les maisons avaient été bombardées. Un rapport de l’ONU l’a défini en 2015 comme un crime de guerre potentiel et un « nouveau mode d’action qui a conduit à la mort de familles entières ».

En 2014, 93 bébés ont été tués à la suite de bombardements israéliens sur des habitations, dont 13 avaient moins d’un an. Il y a un mois, on avait déjà identifié 286 bébés de moins de un an tués à Gaza, selon une liste d’identification détaillée (accessible sur Google Drive ici) avec l’âge des victimes publiée par le ministère de la santé de Gaza le 26 octobre. Ce nombre a probablement doublé ou triplé depuis.

Cependant, dans de nombreux cas, et en particulier lors des attaques actuelles contre Gaza, l’armée israélienne a bombardé des habitations même lorsqu’il n’y avait pas de cible militaire connue ou évidente (voir ici et ). Par exemple, selon le Comité de protection des journalistes, au 29 novembre, Israël avait tué 50 journalistes palestinien·nes à Gaza, certain·es dans leur maison avec leur famille.

Roshdi Sarraj, un journaliste de Gaza de 31 ans né en Grande-Bretagne, a fondé le média Ain Media à Gaza. Le 22 octobre, une bombe israélienne a frappé la maison de ses parents où il dormait et l’a tué. La journaliste Salam Mema est également morte sous les ruines de sa maison après le bombardement ; de ses trois jeunes enfants, Hadi, 7 ans, est mort, tandis que Sham, 3 ans, n’a pas encore été retrouvé sous les décombres. Deux autres journalistes, Duaa Sharaf et Salma Makhaimer, ont été tuées avec leurs enfants dans leur maison.

Les analystes israéliens ont admis que l’intérêt militaire de ce type d’attaques aériennes disproportionnées était limité. Deux semaines après le début des bombardements à Gaza (avant l’invasion terrestre) - alors que le bilan s’élevait à 1 903 enfants, environ 1 000 femmes et 187 hommes âgés tué·es dans la bande de Gaza - le commentateur israélien Avi Issacharoff a tweeté :

« Aussi difficile que cela puisse paraître, au 14ème jour des combats, il ne semble pas que la branche militaire du Hamas ait subi des dommages significatifs. Le dégât le plus important causé à la direction militaire est l’assassinat du commandant du Hamas, Ayman Nofal. »

‘Nous combattons des animaux humains’

Les combattants du Hamas opèrent régulièrement à partir d’un réseau complexe de tunnels construits sous de grandes parties de la bande de Gaza. Ces tunnels, comme l’ont confirmé les anciens officiers des services de renseignement israéliens, passent également sous des maisons et des routes. Par conséquent, les tentatives israéliennes de les détruire par des frappes aériennes risquent dans de nombreux cas d’entraîner la mort de civils. C’est peut-être une autre raison qui explique le nombre élevé de familles palestiniennes éliminées lors de l’offensive actuelle.

Les officiers de renseignement interrogés pour cet article ont déclaré que la manière dont le Hamas a conçu le réseau de tunnels à Gaza exploite sciemment la population civile et les infrastructures en surface. Ces affirmations sont à la base de la campagne médiatique menée par Israël concernant les attaques et les raids sur l’hôpital Al-Shifa et les tunnels qui ont été découverts sous celui-ci.

Israël a également attaqué un grand nombre de cibles militaires : des agents armés du Hamas, des sites de lancement de roquettes, des tireurs d’élite, des escouades antichars, des QG militaires, des bases, des postes d’observation, etc. Depuis le début de l’invasion terrestre, les bombardements aériens et les tirs d’artillerie lourde ont été utilisés pour soutenir les troupes israéliennes sur le terrain. Les experts en droit international estiment que ces cibles sont légitimes, à condition que les frappes respectent le principe de proportionnalité.

En réponse à une demande de +972 et de Local Call pour cet article, le porte-parole de l’armée a affirmé : « L’armée israélienne est attachée au droit international et agit conformément à celui-ci ; ce faisant, elle attaque des cibles militaires et ne s’en prend pas aux civils. L’organisation terroriste Hamas place ses agents et ses moyens militaires au cœur de la population civile. Le Hamas utilise systématiquement la population civile comme bouclier humain et combat depuis des bâtiments civils, y compris des sites sensibles tels que des hôpitaux, des mosquées, des écoles et des installations de l’ONU. »

Les agents du renseignement qui ont parlé à +972 et à Local Call ont également affirmé que dans de nombreux cas, le Hamas « met délibérément en danger la population civile de Gaza et tente d’empêcher par la force les civils d’évacuer ». Deux sources ont déclaré que les dirigeants du Hamas « comprennent que les dommages causés par les Israéliens aux civils leur donnent de la légitimité ».

S’il est difficile de l’imaginer aujourd’hui, l’idée de larguer une bombe d’une tonne visant à tuer un membre du Hamas mais finissant par tuer une famille entière comme "dommages collatéraux" suscitait quelques réticences par de larges pans de la société israélienne dans le passé. En 2002, par exemple, l’armée de l’air israélienne a bombardé le domicile de Salah Mustafa Muhammad Shehade, le chef de l’époque des brigades Al-Qassam, la branche militaire du Hamas. La bombe l’a tué, ainsi que sa femme Eman, sa fille de 14 ans Laila et 14 autres civils, dont 11 enfants. Ces meurtres ont provoqué un tollé dans le monde mais également en Israël ; Israël s’est vu accusé de commettre des crimes de guerre.

Ces critiques ont conduit l’armée israélienne à décider, en 2003, de larguer une bombe plus petite, d’un quart de tonne, sur une réunion de hauts responsables du Hamas - dont "l’insaisissable" Mohammed Deif, chef de la branche armée du Hamas - qui se tenait dans un immeuble résidentiel de Gaza, même si l’on craignait qu’elle ne soit pas assez puissante pour les tuer. Dans son livre « Connaitre le Hamas », le journaliste israélien Shlomi Eldar écrit que la décision d’utiliser une bombe plus petite était due au précédent de Shehade et à la crainte qu’une bombe d’une tonne ne tue également les civils dans l’immeuble. L’assassinat a échoué et les officiers supérieurs de l’aile militaire ont fui les lieux.

En décembre 2008, lors de la première grande guerre menée par Israël contre le Hamas depuis sa prise de pouvoir à Gaza, le commandant du secteur de commandement militaire Sud d’Israël Yoav Gallant a déclaré que, pour la première fois, Israël « frappait les domiciles familiaux » des hauts responsables du Hamas dans le but de les détruire, mais sans blesser leurs familles. Yoav Gallant insistait alors sur le fait que les maisons n’étaient attaquées qu’après avoir averti les familles par un "bombardement préventif sur le toit" ainsi que par un appel téléphonique, lorsqu’il était clair que des activités militaires du Hamas se déroulaient à l’intérieur de la maison.

Une nouvelle étape est franchie après l’opération « Bordure protectrice » de 2014, au cours de laquelle Israël a commencé à frapper systématiquement les appartements depuis les airs, des organisations de défense des droits de l’homme comme B’Tselem ont recueilli les témoignages de palestinien·nes qui avaient survécu à ces frappes. Les survivant·es ont déclaré que les immeubles s’étaient effondrés sur eux-mêmes, que des éclats de verre avaient coupé les corps des gens qui se trouvaient à l’intérieur, que les débris « sentaient le sang » et que des victimes avaient été enterrées vivantes.

Cette doctrine meurtrière se poursuit aujourd’hui, en partie grâce à l’utilisation d’un arsenal de destruction puissant et de technologies sophistiquées comme Habsora, mais aussi grâce à un consensus politique sécuritaire qui a débridé l’appareil militaire israélien. 15 ans après avoir assuré que l’armée s’efforçait de minimiser les dommages causés aux civils, Yoav Gallant, aujourd’hui ministre de la défense, a clairement changé son fusil d’épaule. « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », a-t-il déclaré après le 7 octobre.

Article traduit avec l’aide de DeepL.