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« Une usine d’assassinats de masse » : le bombardement calculé d’Israël sur Gaza (2/3)

lundi 4 décembre 2023

Cette enquête de +972 Magazine et Local Call révèle comment les choix volontaires de bombarder des cibles civiles et l’utilisation de systèmes d’IA ("Intelligence Artificielle") ont conduit l’armée israélienne à mener la guerre la plus meurtrière de toute l’histoire sur Gaza.

Source (en anglais) : https://www.972mag.com/mass-assassination-factory-israel-calculated-bombing-gaza/
Yuval Abraham, 30 Novembre 2023

Première partie de l’article


‘Tout le monde cherchait ses enfants parmi les cadavres’

La guerre actuelle n’a pas seulement vu Israël attaquer un nombre sans précédent de cibles centrales [1], elle a également vu l’armée abandonner totalement les politiques antérieures qui prétendaient épargner les civils. Alors qu’auparavant, la procédure officielle de l’armée était qu’il n’était possible d’attaquer des cibles centrales qu’après l’évacuation de tous les civils, les témoignages des palestinien·nes de Gaza indiquent que, depuis le 7 octobre, Israël a attaqué des immeubles avec leurs habitant·es encore à l’intérieur, ou sans avoir pris de mesures significatives pour les évacuer, faisant de nombreuses victimes.

Selon une enquête menée par Associated Press après la guerre de 2014, les bombardements aériens des domiciles familiaux de supposés membres du Hamas ont tué à environ 89% des résident·es non armé·es, dont la plupart étaient des enfants et des femmes.

Le chef d’état-major de l’armée de l’air, M. Tishler, a confirmé ce changement de politique en déclarant aux journalistes que la pratique consistant à « frapper sur les toits » - c’est-à-dire à tirer une petite frappe initiale sur le toit d’un bâtiment pour avertir les habitant·es qu’il est sur le point d’être frappé - n’est plus utilisée « là où il y a un ennemi ». Selon M. Tishler, le "Roof Knocking" n’est « pertinent que pour des escarmouches, pas lors d’une guerre ».

Les sources qui avaient précédemment travaillé sur les cibles centrales ont déclaré que la stratégie débridée de la guerre actuelle pourrait constituer une évolution dangereuse, expliquant que l’attaque des cibles centrales avaient à l’origine pour but de « choquer » Gaza, mais pas nécessairement de tuer un grand nombre de civils.

« Cette catégorie de cibles était conçue en partant du principe que les immeubles seraient évacués : lorsque nous travaillions à l’identification des cibles, nous ne nous préoccupions absolument pas du nombre de civils qui seraient touchés puisque l’hypothèse était que ce nombre serait toujours zéro », a déclaré une source ayant une connaissance approfondie de la tactique.
« Cela signifie qu’il y avait en théorie une évacuation totale des bâtiments ciblés, ce qui prend deux à trois heures. Les gens étaient appelés par téléphone à évacuer, des missiles d’avertissement étaient tirés et nous vérifiions également à l’aide d’images de drones que les gens quittaient effectivement le bâtiment », a ajouté la source.

Cependant, les preuves recueillies à Gaza suggèrent que certains bâtiments - que nous supposons avoir été des cibles centrales - ont été détruites sans avertissement préalable. +972 et Local Call ont localisé au moins deux cas au cours de la guerre actuelle dans lesquels des tours résidentielles entières ont été bombardées et réduites en ruines sans avertissement, ainsi qu’au moins un cas dans lequel un immeuble s’est effondré sur des civils qui se trouvaient à l’intérieur.

 Le 10 octobre, Israël a bombardé l’immeuble Babel à Gaza, selon le témoignage de Bilal Abu Hatzira, qui a secouru des personnes ensevelies dans les ruines cette nuit-là. 10 personnes ont été tuées dans cette attaque, dont 3 journalistes.

 Le 25 octobre, l’immeuble résidentiel de 12 étages Al-Taj, dans la ville de Gaza, a été bombardé sans avertissement, tuant les familles qui y vivaient. Selon les témoignages des habitants, environ 120 personnes ont été ensevelies sous les ruines de leurs appartements. Yousef Amar Sharaf, un habitant d’Al-Taj, a écrit sur Twitter que 37 membres de sa famille qui vivaient dans l’immeuble ont été tués dans l’attaque : « Mon cher père et ma chère mère, ma femme bien-aimée, mes fils et la plupart de mes frères et leurs familles. » Les habitant·es ont déclaré que de nombreuses bombes avaient été larguées, endommageant et détruisant également des appartements dans les immeubles voisins.

 Six jours plus tard, le 31 octobre, l’immeuble résidentiel de huit étages Al-Mohandseen a aussi été bombardé sans avertissement. Le premier jour, entre 30 et 45 corps auraient été récupérés dans les ruines. Un bébé a été retrouvé vivant, sans ses parents. Les journalistes estiment que plus de 150 personnes ont été tuées dans cet attentat, car de nombreuses personnes ont disparu sous les décombres.

Ce dernier bâtiment se trouvait dans le camp de réfugiés de Nuseirat, au sud de Wadi Gaza - dans la supposée "zone de sécurité" vers laquelle Israël dirigeait les palestinien·nes qui fuyaient leurs maisons dans le nord et le centre de Gaza - et servait donc d’abri temporaire pour les personnes déplacées, d’après des témoignages.

Selon une enquête d’Amnesty International, le 9 octobre, Israël a bombardé au moins 3 bâtiments de plusieurs étages, ainsi qu’un marché ouvert dans une rue bondée du camp de réfugiés de Jabaliya, tuant au moins 69 personnes.

« Les corps étaient brûlés... Je ne voulais pas regarder, j’avais peur de voir le visage d’Imad », a déclaré le père d’un des enfants tués. « Les corps étaient éparpillés sur le sol. Tout le monde cherchait ses enfants parmi les cadavres. Je n’ai reconnu mon fils qu’à son pantalon. Je voulais l’enterrer immédiatement, alors j’ai porté mon fils et je l’ai sorti du charnier. »

Selon l’enquête d’Amnesty, l’armée a déclaré que l’attaque contre le marché visait une mosquée « où se trouvaient des agents du Hamas ». Cependant, selon la même enquête, les images satellites ne montrent aucune mosquée dans les environs.

Le porte-parole de l’armée israélienne n’a pas répondu aux questions de +972 et de Local Call concernant des attaques spécifiques, mais a déclaré :

« De manière générale, l’armée avertit avant les attaques de diverses manières et, lorsque les circonstances le permettaient, appelle aussi individuellement les personnes qui se trouvent sur les lieux ciblés ou à proximité (il y a eu plus de 25 000 appels en direct pendant la guerre, ainsi que des millions de messages laissés sur répondeur, des SMS et des tracts largués par avion dans le but d’avertir la population). En général, l’armée s’efforce de réduire autant que possible les dommages causés aux civils dans le cadre de ses attaques, malgré le défi que représente la lutte contre une organisation terroriste qui utilise les citoyens de Gaza comme boucliers humains. »

‘L’ordinateur génère 100 cibles par jour’

Selon le porte-parole de l’armée, au 10 novembre, au cours des 35 premiers jours du massacre, Israël avait attaqué un total de 15 000 cibles dans la bande de Gaza. C’est une augmentation énorme par rapport aux quatre opérations majeures qui ont précédé la guerre actuelle dans la bande de Gaza.
 Lors de l’opération « Gardien des murs » en 2021, Israël a attaqué 1 500 cibles en 11 jours.
 Lors de l’opération « Bordure protectrice » en 2014, qui a duré 51 jours, Israël a frappé entre 5 266 et 6 231 cibles.
 Lors de l’opération « Pilier de défense » en 2012, environ 1 500 cibles ont été attaquées en 8 jours.
 Lors de l’opération « Plomb durci » en 2008, Israël a frappé 3 400 cibles en 22 jours.

Des agents du renseignement ayant participé aux opérations précédentes ont également déclaré à +972 et à Local Call que, pendant 10 jours en 2021 et trois semaines en 2014, un rythme d’attaque de 100 à 200 cibles par jour a conduit à une situation où l’armée de l’air israélienne avait épuisé toutes ses cibles de valeur militaire. Pourquoi, alors, après près de deux mois, l’armée israélienne n’a-t-elle pas encore épuisé ses cibles dans la guerre actuelle ?

La réponse se trouve peut-être dans une déclaration du porte-parole de l’armée du 2 novembre, selon laquelle elle utilise le système d’IA Habsora (« L’Évangile »), qui, selon le porte-parole, « permet d’utiliser des outils automatisés pour générer des cibles à un rythme rapide, tout en améliorant les données de façon précise et de grande qualité en fonction des besoins opérationnels ».

Un haut responsable des services de renseignement a prétendu que, grâce à Habsora, des cibles sont créées pour des frappes de précision « tout en causant de grands dégâts à l’ennemi et un minimum de dommages aux non-combattants. Les agents du Hamas ne sont pas à l’abri, quel que soit l’endroit où ils se cachent. »

Selon des agents du renseignement, Habsora génère en particulier des recommandations automatiques pour attaquer des logements privées où vivent des personnes soupçonnées d’être des agents du Hamas ou du Jihad islamique. Israël mène ensuite des opérations d’assassinat à grande échelle en bombardant lourdement ces logements.

Habsora, explique l’une des sources, traite d’énormes quantités de données que « des dizaines de milliers d’officiers de renseignement ne pourraient pas traiter » et recommande des sites de bombardement en temps réel. Comme la plupart des hauts responsables du Hamas se rendent dans les tunnels souterrains dès le début d’une opération militaire, l’utilisation d’un système comme Habsora permet de localiser et d’attaquer les maisons d’agents relativement peu expérimentés.

Un ancien officier de renseignement a expliqué que le système Habsora permet à l’armée de gérer une « usine d’assassinats de masse », dans laquelle « l’accent est mis sur la quantité et non sur la qualité ». Un œil humain « confirme les cibles avant chaque attaque, mais ça ne prend pas beaucoup de temps ». Étant donné qu’Israël estime qu’il y a environ 30 000 membres du Hamas à Gaza, et qu’ils sont tous désignés à être assassinés, le nombre de cibles potentielles est énorme.

En 2019, l’armée israélienne a créé un nouveau centre visant à utiliser l’IA pour accélérer la génération de cibles. « La division administrative des cibles est une unité qui comprend des centaines d’officiers et de soldats et qui est basée sur ces capacités de l’IA », a déclaré l’ancien chef d’état-major de l’armée, Aviv Kochavi, dans une interview approfondie avec Ynet plus tôt cette année.

« Il s’agit d’une machine qui, avec l’aide de l’IA, traite un grand nombre de données mieux et plus rapidement que n’importe quel humain, et les traduit en cibles d’attaque », a poursuivi M. Kochavi. « Lors de l’opération « Gardien des murs » en 2021, cette machine a généré 100 nouvelles cibles par jour à partir du moment où elle a été activée. Vous voyez, dans le passé, il y a eu des périodes à Gaza où nous identifiions 50 cibles par an. Ici, l’ordinateur produisait 100 cibles en une seule journée. »
« Nous préparons les cibles automatiquement que nous cochons ensuite sur notre liste », a déclaré à +972 et à Local Call l’une des sources ayant travaillé dans la nouvelle division administrative des cibles. « C’est de la production à la chaine, comme dans une usine. Nous travaillons rapidement et nous n’avons pas le temps de préciser l’objectif. L’idée est que nous sommes jugés en fonction du nombre de cibles que nous parvenons à générer. »

Un haut responsable militaire chargé de la base de données des cibles a déclaré au Jerusalem Post au début de l’année que, grâce aux ses systèmes d’IA, l’armée peut pour la première fois générer de nouvelles cibles à un rythme plus rapide que celui des attaques. Selon une autre source, la volonté de générer automatiquement un grand nombre de cibles est une concrétisation de la doctrine Dahiya.

Les systèmes automatisés tels que Habsora ont ainsi grandement accéléré le travail des officiers de renseignement israéliens dans la validation des opérations militaires, y compris le calcul des pertes potentielles. Cinq sources différentes ont confirmé que le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’attaques contre des habitations est connu à l’avance par les services de renseignement israéliens et apparaît clairement dans le fichier des cibles dans la catégorie des "dommages collatéraux".

Selon ces sources, il existe des degrés de tolérance des dommages collatéraux, en fonction desquels l’armée valide ou non le bombardement d’une habitation. « Le niveau de tolérance indique la limite du nombre de civils qui sont tués dans une opération », a déclaré l’une des sources.

« Dans le passé, nous ne validions pas toujours les appartements des membres subalternes du Hamas pour un bombardement », a déclaré un responsable de la sécurité qui a participé à l’attaque de cibles lors d’opérations précédentes. « Quand j’y travaillais, si mon dossier portait la mention "Dommage collatéral 5", signifiant que la limite du nombre de civils tués dans l’opération ne doit pas dépasser 5, l’attaque n’était pas toujours approuvée. » Selon lui, cette autorisation n’était accordée que si l’on savait qu’un haut commandant du Hamas vivait là.
« D’après ce que je sais, les soldats peuvent aujourd’hui marquer toutes les habitations de n’importe quel agent militaire du Hamas, quel que soit sa position hiérarchique », poursuit la source. « Cela fait beaucoup d’immeubles. Des membres du Hamas qui n’ont aucune importance vivent dans des appartements dans toute la bande de Gaza. On marque donc l’immeuble, on le bombarde et on tue tout le monde. »

Article traduit avec l’aide de DeepL.

Suite de l’article : « Une usine d’assassinats de masse » : le bombardement calculé d’Israël sur Gaza (3/3)


[1« Power targets », cf. la première partie de l’article