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Apartheid et Palestine : sens et significations du concept d’« apartheid israélien »

lundi 25 juillet 2016

Apartheid et Palestine : sens et significations du concept d’« apartheid israélien »

Raphaël PORTEILLA CREDESPO,
Université Bourgogne-Franche-Comté
paru dans la revue Un autre monde, n° 1- 2016.

Si le contexte actuel est largement dominé au Moyen-Orient par l’avancée de Daesh, la question palestinienne n’en demeure pas moins encore -toujours- d’actualité en tant que laboratoire à la fois d’un système d’oppression et de domination mais aussi de résistance à celui-ci et donc d’espoir pour de nombreux peuples en vue de recouvrer la liberté et leur droit à l’auto-détermination1.
Certes la situation en Palestine ne fait plus la « une » des journaux, et pourtant deux événements récents (l’« affaire » du football2 et celle dite des bus3) témoignent des réalités palestiniennes, confirmant que la politique mise en place par l’Etat israélien sur l’espace constitué aujourd’hui par Israël, la Cisjordanie et Gaza est devenu un vrai système d’apartheid entendu dans le sens des textes internationaux pertinents4 et définit par trois éléments clés : la présence de deux groupes « raciaux » distincts, la commission d’actes reconnus comme inhumains et la nature institutionnalisée de la domination5.
En dépit de différences historiques entre le régime d’apartheid en Afrique du Sud/australe et la situation des Palestiniens6, l’évolution du conflit israélo-palestinien le rapproche de plus en plus du modèle de l’apartheid sud-africain en tant que système de domination raciale et de contrôle total, formant un « tout » oppresseur et discriminant à l’encontre de tous les Palestiniens (des Territoires Occupés -TPO-, d’Israël, de Jérusalem et les réfugiés).
Aussi, l’emploi politique du mot apartheid relatif au système mis en place par Israël n’est pas une tentative de condamnation juridique (ce travail est conduit par de nombreux juristes et une littérature abondante a été publiée7) mais plutôt ici une appréciation du caractère systématique de la domination et de la discrimination à l’encontre de tous les Palestiniens8. Ce système ne peut pas en effet être qualifié de manière convaincante de non-discriminatoire, ni ne peut-être justifié par des nécessités raisonnables en matière de sécurité israélienne.
Pour les Palestiniens, le sentiment d’apartheid est diffus et fragmenté correspondant à de nombreux sous-régimes de contrôle établis par Israël pour faire face aux différents segments de la population palestinienne. Et c’est pour cette raison qu’il convient dorénavant de considérer l’espace « Palestine-Israël » comme un tout en référence à la Palestine mandataire dans la mesure où l’emprise israélienne est complète sur cet espace, confinant donc à un système d’apartheid comme en témoigne le juge sud-africain, Dennis Davis :« Partout la présence de l’armée, ces queues aux check-points, ces raids de soldats sont pour moi pires que l’apartheid. Cela ne fait aucun doute. C’est plus pernicieux, plus sophistiqué grâce aux ordinateurs n’existant pas à l’époque de l’apartheid. Ce sont des méthodes déshumanisantes »9.
Bien entendu, cette qualification a suscité des réponses argumentées et nombreuses de la part des défenseurs de l’Etat israélien pour qui cette simple allégation d’apartheid est perçue comme totalement erronée, visant à délégitimer10 Israël et conduit à considérer toute personne qui l’insinue comme antisémite. Pour défendre ses politiques concernant les Palestiniens d’Israël et des territoires occupés, Israël invoque son caractère démocratique dans le cadre duquel les Palestiniens votent, forment des partis politiques et peuvent être membres de la Knesset11. Même des personnalités respectées et éminentes, comme Jimmy Carter et l’archevêque Desmond Tutu ont été critiquées après avoir exprimé leur opinion quant au phénomène d’apartheid israélien12.
Malgré cette tentative d’intimidation, l’usage du terme d’apartheid pour décrire non seulement l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie, mais aussi les régimes discriminatoires qui sont effectifs en Israël même et à Jérusalem-Est, ainsi que la violence militaire oppressante à Gaza et aussi à l’endroit des réfugiés privés de leur droit au retour, se répand à travers le monde13, y compris à l’ONU14.
Cet article entend analyser le concept d’apartheid israélien en suivant l’approche sociolinguistique15 du discours qui se référe aux trois fonctions que peut remplir un discours : une fonction descriptive dans la mesure où elle donne à voir précisément ce que recouvre la réalité palestinienne ; une fonction illocutoire, en indiquant ce qui pourrait faire sens pour ceux qui y ont recourt (ici, un argument de mobilisation) ; et une fonction perlocutoire, en cherchant à agir sur l’interlocuteur et les tiers (ici, en ouvrant des pistes pour l’avenir).

Le système d’apartheid israélien : la réalité palestinienne
La référence à la notion d’apartheid permet une caractérisation précise de la situation faite au peuple palestinien16. Dans un article paru en 201317, Samer Abdelmour démontrait ainsi que le système complexe de violence raciale, de ségrégation, de discrimination et dépossession reposant sur une logique d’inclusion territoriale et d’exclusion démographique/humaine s’articulait autour d’un apartheid physique, un apartheid architectural et un apartheid idéologique. A ces trois aspects s’ajoute la dimension économique qui a semblé pour beaucoup être une différence essentielle avec l’apartheid sud-africain mais qui s’est avérée constituer, depuis le protocole de Paris d’avril 1994, un autre élément caractérisant l’apartheid israélien.

L’apartheid physique repose sur des éléments visibles et mesurables comme les diverses violences, les destructions et surtout l’incroyable « matrix of control » déjà largement décrit et argumenté par Jeff Halper18. Cette matrice de contrôle dont la finalité est de paralyser l’adversaire en l’immobilisant par le contrôle de tous les points d’accès, se matérialise à trois niveaux. Le premier niveau est constitué par le strict contrôle militaire qui englobe les check-points, les prisons, les chars, les drones, les bombes, les arrestations et les détentions administratives. Le second niveau entend créer des faits accomplis irréversibles comme les colonies, les routes de contournement, les expropriations de terres ou d’aquifères, les zones industrielles attenantes aux colonies, etc. Pour ce faire, il implique des personnels militaires, civils, des forces de sécurité plus ou moins privées, les juges, les colons, la police et toutes les autres institutions ou entreprises, publiques comme privées, qui de manière directe ou indirecte, contribuent et participent à la colonisation et à l’occupation, y compris des universités. Enfin, le dernier niveau s’appuie sur un ensemble d’instruments bureaucratiques de contrôle reposant sur de nombreuses lois discriminatoires aussi bien en Israël que dans les TPO. En Israël, le corpus législatif19 réserve des droits pleins et entiers aux seuls « nationaux » de même qu’il octroie un statut d’organe public à des institutions sionistes dont le travail est réalisé au profit exclusif des citoyens juifs. Ce même corpus exclut tout retour pour les réfugiés palestiniens et confère aux Arabes d’Israël un statut de citoyen de seconde zone. Ces lois facilitent également l’appropriation des terres en transférant leur propriété aux citoyens juifs. Dans les TPO, Israël utilise des ordres militaires qui établissent une dualité des droits20 : pour les colons, le droit israélien s’applique alors que pour les Palestiniens le droit applicable provient de ces ordres militaires instituant un état d’exception permanent.
Cet apartheid israélien constitue le cadre quotidien de la vie des Palestiniens depuis bientôt soixante ans où qu’ils résident, y compris pour les réfugiés dans d’autres pays limitrophes. Les média ont certes pu rendre compte de manière irrégulière de cette situation mais cela n’a pas réduit pour autant la prétention à légitimer toutes ces mesures et tous ces moyens au nom de la sécurité, voire de la légitime défense (préventive selon les périodes). Le résultat présent, issu de l’échec des accords d’Oslo, donne à voir une population éparpillée et séparée, dont l’histoire est occultée sinon effacée (ethnocide), souvent même repoussée ou expulsée (à Jérusalem ou les Bédouins du Néguev) ; un territoire fragmenté (spaciocide), formant un archipel21 éclaté en plusieurs zones séparées par des routes à usage exclusif des Israéliens, dont les entrées et sorties sont commandées par des points de contrôles et sans accès réel aux ressources naturelles (écocide), rappelant alors les bantoustans sud-africains, ces zones réservées dans lesquelles étaient parqués les Noirs en trop (surplus people) en fonction de leur « identité ethnique » et en prévision d’une autonomie/indépendance octroyée unilatéralement par Pretoria22. Enfin, la souveraineté revendiquée par l’Autorité Palestinienne (AP) ne s’exerce que de manière parcellaire et discontinue, préfigurant la poursuite d’une domination (sociocide) que nombre de Palestiniens estiment par ailleurs être une forme de sous-traitance de l’occupation à travers la coopération sécuritaire, qui semble être la seule « réussite » d’Oslo. Au final donc, un Etat qui n’en est pas un car l’apartheid israélien a créé les conditions de son inexistence et qui pour Gaza s’autorise en tant que de besoin à une intervention militaire brutale régulière démontrant une volonté irrépressible de force et de terreur en poursuivant, pour Illan Pape, une stratégie de « génocide incrémental »23.
L’apartheid israélien se décline aussi dans sa double dimension architecturale, construction/structure institutionnelle et construction matérielle/« urbanistique ».
D’une part, entendue comme l’ensemble des éléments politiques et économiques, sociaux et juridiques qui participent à la marginalisation et à la ségrégation des Palestiniens, la dimension architecturale croise tous les secteurs d’actions de l’Etat israélien en la rendant souvent complexe voire peu visible mais bien réelle, qu’il s’agisse de l’industrie de l’armement, de la technologie, de l’économie, etc. Une carte compréhensible de l’architecture de cet apartheid requiert en effet une analyse précise des articulations entre les diverses institutions, corporations et la société civile et politique israéliennes qui participent au système d’apartheid. Un récent ouvrage de deux auteurs sud-africains, Suraya Dadoo et Firoz Osman, entreprend justement de démontrer les nombreuses facettes de ces politiques publiques israéliennes formant un « apartheid très sophistiqué » : « La version israélienne de l’apartheid est donc plus sophistiquée que la version sud-africaine. L’apartheid sud-africain était rudimentaire, mesquin, primitif – littéralement en noir et blanc, avec une séparation nette et aucun droit. L’apartheid d’Israël est dissimulé par l’image fallacieuse de « démocratie » qu’il se donne. Si les citoyens palestiniens d’Israël ont le droit de vote, dans tous les autres domaines, la loi et la politique les discriminent, tout comme le sont les autres Palestiniens des territoires »24.
L’apartheid architectural se donne aussi à voir de manière très concrète à travers les innombrables constructions urbanistiques qui parsèment les TPO et Gaza ; le paroxysme de cette architecture étant incarnée par le mur de séparation ou mur d’apartheid. En ce sens, « l’architecture est un instrument incontournable de l’occupation aussi bien en Cisjordanie qu’à Gaza. Elle matérialise un espace précis, elle définit et se donne les moyens de protéger ses limites. En inventant un mur, on invente les conditions de vie de chaque côté, celui de l’intérieur et celui qui est séparé, exclu25 ». Les militaires israéliens accomplissent ainsi la même fonction que les autres architectes militaires du monde : ils cristallisent les rapports politiques et génèrent une violence terrible. Ce mur relève d’une évolution spécifique du processus d’occupation de la Palestine qui correspond dans ses grandes lignes à une mutation de la domination coloniale, passant de l’administration et du contrôle des Palestiniens à la ségrégation et la séparation. Cette barrière n’est qu’un élément d’un dispositif technologique et stratégique plus global qui vise à dissocier physiquement et diviser spatialement deux populations.26 « Nous ici, eux là bas » sert toujours de socle idéologique à l’Etat d’Israël.
En tant qu’idéologie, le sionisme politique forme le troisième élément de l’apartheid israélien. Quelques soient les formes que cette idéologie a prises au cours des époques, nationalisme reposant sur la séparation ou colonialisme fondé sur l’élimination, puis les deux en même temps, le sionisme politique constitue le substrat structurant du système d’apartheid israélien27. Le sionisme politique a ordonné et ordonne toujours l’ensemble des politiques publiques à l’égard des Palestiniens avec comme objectif le maximum de terres et le minimum de « natifs ». Cette idéologie vise donc, sinon l’élimination des Palestiniens, du moins leur refoulement et leur remplacement. Elle a en outre réussi à façonner les structures mentales des Israéliens (excepté une minorité) de telle sorte que la peur et l’hypocrisie soient finalement le cœur de leur pensée facilitant l’exploitation de leur vulnérabilité28. Fonctionnant sur l’exclusion et la séparation, cette idéologie d’apartheid sert de justification aux violences racistes et à la ségrégation conduisant à une totale déshumanisation des Palestiniens29, comme le fut l’apartheid en Afrique du Sud. L’affaire dite des bus témoigne de cette pente idéologique qu’une partie de l’opinion publique israélienne est encline à suivre.30
La dimension économique constitue enfin le quatrième élément de cet apartheid israélien. Si pour beaucoup, cette dimension n’est pas assimilable à l’organisation mise en place par les Blancs à l’encontre des Noirs en Afrique du Sud, il est cependant difficile de ne pas en tenir compte tant l’économie impacte les réalités quotidiennes des Palestiniens en terme de domination et de soumission. Cet aspect a été largement documenté et analysé depuis la mise en œuvre du protocole de Paris en 1994 qui a institutionnalisé l’asymétrie économique entre Israéliens et Palestiniens, conduisant à une forme de « dé-développement »31 de la Palestine, en l’enfermant, soit dans une situation de dépendance/contrôle à l’égard de l’économie israélienne, soit de dépendance/tutelle à l’égard de l’aide internationale. Aux quatre caractéristiques qui ordonnent l’économie palestinienne depuis 1967 (économie périphérisée autour d’Israël, aucune maîtrise des priorités en matière d’investissement et de développement, fuite des capitaux et économie captive en termes d’exportations/importations) s’ajoutent depuis Oslo, l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles (terre/eau), la limitation du nombre de travailleurs palestiniens en Israël dont son économie ne veut pas dépendre32 et un total désintérêt ou indifférence à l’égard de la vie des populations palestiniennes. Au final, l’Etat d’Israël contrôle et soumet de façon systématique toute l’économie de la Palestine, notamment à travers les divers comités de liaison à caractère économique ou de développement qui on été mis en oeuvre avec Oslo ou comme par exemple, à travers le mécanisme de reconstruction de Gaza, aboutissant à un Etat « failli »33.
Si l’ensemble des dimensions de cet apartheid israélien forme bien un système particulièrement sophistiqué, « total » dans le sens orwellien du terme (contrôle du passé du présent et du futur34), il bénéficie aussi d’un double soutien exceptionnellement conséquent et durable : celui des Etats-Unis, qui comme pour l’Afrique du Sud, ont démontré leur capacité à endiguer toute action contre leur allié, et, celui des médias généralistes occidentaux propageant souvent une (seule) analyse ponctuelle ou événementielle, tout en assurant une forme de banalisation/naturalisation de ce cette situation et qui, au final, a établi une totale impunité en faveur de l’Etat hébreu.
Cet apartheid israélien, maintenant avéré, l’administration des preuves étant largement crédibilisée, doit permettre de faire prendre conscience aux autres Juifs occidentaux, mais aussi à l’opinion publique plus largement, de la nocivité et de la perversité de cette stratégie et les inciter à prendre de la distance avec les gouvernants israéliens.

L’apartheid israélien : un réveilleur de conscience dans la lutte de légitimité

La fonction illocutoire entend informer sur ce que le concept d’apartheid israélien révèle pour ceux qui y ont recourt, c’est-à-dire en quoi cette argumentation pourrait servir à renforcer la mobilisation en faveur des revendications du peuple palestinien en réveillant les consciences. Par son fort potentiel évocateur, recourir à cette qualification permettrait en effet de maintenir en interne une revendication collective, et en externe, à travers la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), assurer une solidarité internationale nécessaire, sinon vitale, dans la lutte pour les droits du peuple palestinien.

Au niveau interne, l’apartheid israélien constitue de façon paradoxale un puissant argument/outil pour maintenir une cohésion entre les dirigeants et le peuple palestiniens.
Il peut en effet être un vecteur d’unification politique en tant que politique à combattre au bénéfice de tous les Palestiniens. La reconnaissance du droit à l’autodétermination de l’ensemble du peuple palestinien comprend aussi bien (et pas seulement) la fin de l’occupation et de la colonisation des terres arabes et le démantèlement du mur comme l’exige l’avis de la CIJ en juillet 2004, mais aussi la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens arabes en Israël et le respect des droits des réfugiés palestiniens au retour, comme précisé par la résolution 194. Il s’agirait donc à travers la mobilisation autour de ce concept de maintenir une cohérence et une unité politiques mises à mal depuis la scission entre Gaza et la Cisjordanie avec la prise du pourvoir par le Hamas en juin 2007, ce qui semble être possible depuis le printemps 2014 bien que dans des conditions délicates et toujours soumise à de fortes tensions35. Sans doute, ce seul concept sera t-il en lui même insuffisant mais au moins pourra t-il servir de socle d’accord et en cela tenir les revendications des trois segments du peuple palestinien comme objectifs communs et complets à atteindre.
Dans ce sens, le concept d’apartheid israélien doit servir en quelque sorte d’antidote à la pénétration potentielle de ce qui peut être dénommé « virus d’Oslo »36.
« Le virus d’Oslo » (croire qu’un Etat palestinien sera viable sur des portions de territoires sous contrôle de l’occupant israélien) a ainsi créé une fausse conscience qui a transformé la lutte pour la libération de tous les Palestiniens, le retour des réfugiés et le droit à l’égalité en une lutte pour l’indépendance avec une souveraineté limitée à travers quelques oripeaux : un drapeau, un hymne national et un minuscule territoire fragmenté sur lequel ont été installés des « ministres municipaux » ; le tout sous le contrôle d’Israël37.
Dans ces conditions, le virus s’est propagé rapidement en donnant à croire que l’élection de l’AP (en 1996, puis dans des conditions très différentes en 2006) assurerait en retour une légitimité incontestée qui ouvrirait sur l’indépendance revendiquée et qui aurait alors été « gagnée ». Or, si les élections ont donné l’illusion d’une légitimité acquise, contrairement à ce que l’Afrique du Sud a réalisé avec les bantoustans, imposés par Pretoria, l’AP s’est en réalité installée dans une acceptation volontaire de cette (unique ?) perspective38, sur un territoire réduit et fragmenté sans accès libre à ses propres ressources naturelles.
Le « virus d’Oslo » a également corrompu le discours de libération nationale en instillant les recettes du libéralisme économique à travers la stratégie de dépolitisation du développement économique39. Cette approche conduit en effet à un affadissement des programmes de développement seulement centrés sur les objectifs d’efficacité (rentabilité, traçabilité et évaluation des fonds alloués) et sur des solutions techniques, sans réel lien avec les réalités socio-économiques vécues. Cette forme de « techno-fétichisme », qui a produit dans d’autres contextes des résultats catastrophiques, a généré dans le cas présent des effets délétères sur les conditions de vie des plus défavorisés en Cisjordanie et a ralenti les efforts de reconstruction de Gaza à la suite des différentes attaques depuis 2006. Mais surtout cette approche a érodé le discours collectif de libération, le réduisant à une revendication d’indépendance sans consistance socio-économique et politique. Le plan Fayyad de 2009 et le plan de développement 2014-2016 proposé par l’AP en témoignent : ils s’inscrivent dans cette perspective pour lesquels les résultats en termes de réformes administratives/bureaucratiques/institutionnelles sont considérés comme primordiaux au sens d’assurer la stabilité politique des institutions (y compris de la sécurité intérieure) au détriment de l’amélioration des conditions de vies des Palestiniens, quand bien même elles en forment les objectifs à atteindre. Une telle politique libérale appliquée en contexte de colonisation/occupation s’incarne dans la ville de Ramallah qui en représente l’archétype40, laissant observer l’émergence d’une société à deux vitesses : les élites palestiniennes et la masse de la population confrontée aux affres des difficultés quotidiennes.
Dans ce contexte, le « virus d’Oslo » s’est encore manifesté à l’occasion des engagements de reconnaissance des divers Parlements européens à l’automne 2014 qui, bien qu’importants sur le plan symbolique en signe d’une prise en compte de certains droits des Palestiniens, n’en restent pas moins la reconnaissance d’un Etat « fantôme/failli » disposant d’une souveraineté inexistante et sans capacité à peser sur (voire à délaisser) les deux autres questions essentielles : le sort des Arabes d’Israël (et par ricochet du caractère raciste de l’Etat d’Israël) et celui des réfugiés. Aussi, l’appel BDS lancé en 2005 par la société civile palestinienne s’appuie t-il sur cette notion d’apartheid israélien pour maintenir un ensemble de revendications cohérent portant sur l’ensemble du peuple palestinien et non pas sur une quelconque revendication d’indépendance sans consistance.

Au niveau externe, l’apartheid israélien a donc été au fondement de la campagne BDS qui envisage « des mesures punitives non violentes jusqu’à ce qu’Israël reconnaisse le droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination et respecte complètement le droit international ».
Inspiré de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, cet appel repose sur plusieurs aspects essentiels qui en font toute sa puissance potentielle. Il s’inscrit, aux côtés des autres formes de résistances, dans une stratégie de lutte populaire et non-violente contextualisée reposant sur des revendications41 considérées comme « radicales » à la fois parce qu’elles défendent des valeurs morales universelles (les droits de l’homme et du peuple palestinien) et parce qu’elles préconisent l’application de ces principes jusqu’à leur satisfaction complète et totale. Une telle campagne est bien une arme non-violente, juste moralement, pour libérer l’oppresseur de son oppression et instaurer une véritable paix afin que l’oppressé ne soit plus en position de ne pouvoir qu’accepter sa situation de dominé. Pour y parvenir, Richard Falk considère que le développement de cette campagne « revient à mener une guerre de légitimité contre Israël sur la base de son incapacité à traiter le peuple palestinien conformément au droit international42 ». Trois types d’actions sont proposés : le boycott de l’économie et des institutions israéliennes y compris sous la forme d’un boycott culturel (PACBI43), le retrait des investissements étrangers et des sanctions contre l’Etat et ses dirigeants. Cet appel invite toute personne de conscience du monde entier à soutenir et agir dans ce sens ainsi que « les Israéliens de conscience au nom de la justice et d’une véritable paix 44 ».
Toutefois, si pendant quelques années cette campagne a eu un peu de mal à se déployer, partisans et opposants sont d’accord pour admettre que la période récente a permis des développements importants au-delà sans doute des espoirs de ses initiateurs. Sans entrer dans les détails de chaque action45, il est cependant notable de souligner que le retentissement des affaires Sodastream, Veolia (pourtant médiatiquement bien contrôlées) ou plus récemment Orange46, a eu des répercussions en Europe, aux USA et dans divers pays sud-américains et africains.
La diffusion de cet appel, bien qu’invisible dans les grands médias, s’est élargie et les actions menées à travers le monde (en particulier autour de la Semaine de l’Apartheid Israélien47) ont contribué à la prise de conscience de la situation d’apartheid qui prévaut, loin de la présentation convenue/entretenue pendant (trop) longtemps d’une responsabilité partagée dans ce conflit. Incontestablement, chaque séquence de guerre déclenchée par Israël contre Gaza (depuis 2006) a accru l’audience de cette campagne au point de faire l’objet d’une attention sérieuse de la part des autorités israéliennes inquiètes de la « menace stratégique48 » que BDS représente et d’en faire dorénavant un sujet légitime de débat dans les médias. D’ailleurs, en réponse, Israël et son réseau mondial d’ONG qui le soutient, cherchent à incriminer les initiatives de la société civile qui soutiennent cette campagne49. L’exemple français est particulièrement révélateur de cette capacité à criminaliser les soutiens à BDS50.
L’impact réel de BDS est sans doute encore peu aisé à déterminer mais incontestablement, « le moment sud-africain » des Palestiniens a réussi à cristalliser la solidarité internationale en renforçant la lutte dans la bataille de légitimité qui a changé de dimension51. Le concept d’apartheid israélien exprimerait désormais mieux la nature fondamentale des politiques israéliennes envers le peuple Palestinien que n’importe quelle autre expression52. En tant que réveilleur de consciences, il pourrait ainsi constituer un puissant outil permettant de dessiller les yeux de la société internationale ; à tout le moins, elle ne pourra plus faire comme si elle ne savait pas, ni comme si l’avenir ne pouvait se décliner que dans un seul cadre.

L’apartheid israélien : de nouvelles pistes d’avenir ?

Un concept peut enfin remplir une fonction perlocutoire c’est-à-dire avoir un effet sur les interlocuteurs eux-mêmes et les tiers. Dans ce sens, le concept d’apartheid israélien, pourtant négativement connoté, pourrait en creux ouvrir sur de nouvelles pistes de discussion pour l’avenir qui élargiraient les horizons des possibles.
Si l’on garde à l’esprit que sur l’espace Jourdain/Méditerranée, un seul Etat -unique53- exerce déjà son pouvoir, l’AP ne dispose alors que de compétences octroyées depuis les accords d’Oslo dans le cadre de « régions » qu’elle administre sous le contrôle du gouvernement israélien. En revanche, cet Etat n’est pas commun car précisément le droit israélien différencie les conditions et les droits des citoyens israéliens, des Arabes d’Israël, des Palestiniens des TPO, de Jérusalem et de Gaza54.
Aussi le concept d’apartheid israélien apparaît-il ici comme structurant c’est-à-dire comme créant les conditions d’une réflexion sur l’avenir qui peut, à la fois obliger à agir (comme un aiguillon ou une menace potentielle) pour que la « solution à deux Etats » soit enfin réalisée ou, s’affranchir de cette solution présentée comme la seule réaliste et ouvrir sur d’autres perspectives. C’est donc bien dans ce cadre global qu’il serait possible d’envisager un règlement à cette situation, qui par ailleurs ne semble plus tout à fait relever de la catégorie « conflit » mais bien de celle d’un Etat d’apartheid qui refuse de se transformer et de s’ouvrir à la démocratie55. Dans ce sens, l’apartheid israélien oblige à penser à partir de l’ensemble du territoire de sorte que la question principale porte sur la revendication des droits égaux pour tous les (futurs) citoyens dans un cadre démocratique et laïc, bien que la séparation imposée par Israël produise des effets inverses et la violence de la répression cristallise les rancoeurs.
Cette politique israélienne a produit les conditions d’un impossible Etat palestinien tant dans sa nature, sa forme que dans sa matérialité. Ainsi pour Robert Falk, « la solution à deux Etats a longtemps été ce que l’éditorialiste du New York Times, Paul Krugman, nomme « une idée zombie », c’est-à-dire une idée discréditée qu’on continue d’accepter comme moyen de résoudre un problème parce qu’elle défend l’intérêt personnel de certains acteurs politiques puissants, détournant ainsi l’attention des solutions alternatives qui pourraient être contraignantes pour ceux qui profitent d’un statu quo immobile ; c’est un zombie, comme un fantôme, qui vit encore au-delà de sa mort naturelle et tourmente ceux qu’il hante. A cet égard, on considère toujours la solution à deux Etats comme la seule solution pour contenter les parties, parmi lesquelles les Etats-Unis, l’Europe et l’ONU, bien qu’ils aient conscience en privé de son inutilité. Quand j’étais rapporteur spécial de l’ONU, j’avais souvent accès à des conversations de couloir qui reconnaissaient l’absence de tout espoir pour une solution à deux Etats, mais en public c’était comme d’habitude les mêmes personnes qui exprimaient leurs fervents espoirs que les pourparlers reprennent bientôt et qu’ils aboutissent à un terrain d’entente »56.
Aussi, et c’est un réel paradoxe, affirmer qu’Israël est devenu un Etat d’apartheid est certes très important pour comprendre le destin qu’a subi le peuple palestinien pendant ces cents dernières années, mais permet aussi d’ouvrir des alternatives car la solution dite « à deux Etats » n’a toujours pas pas été mise en œuvre. Sans mésestimer les facteurs puissants qui s’opposent à la vision d’un Etat unique57, trois facteurs peuvent être soulignés58 qui permettent de poser les termes d’un nécessaire débat.
En premier lieu, il s’agit d’un bel idéal, loin d’un Etat ethnique et des nettoyages ethniques que cela implique. Cet idéal n’établit pas un programme d’institutions étatiques mais fixe un cadre de discussions reposant sur le partage et non plus la partition en s’appuyant sur la réalité historique et l’existant présent : l’imbrication géographique, humaine, économique, sociale, environnementale de toutes les populations, en dépit des nombreux « murs » qui ont été érigés. Cet idéal méritera d’être conforté par un réel effort de construction institutionnelle, mais là ce sont les peuples qui seuls pourront décider.
En second lieu, cette alternative puise ses racines dans les deux camps. L’OLP dès 1969 puis en 1974, envisageait déjà un Etat laïc et démocratique pour tous les habitants quelque soit leur confession. Du coté de la communauté juive, dès les années 40, l’idée d’un Etat comme patrie commune du peuple juif et du peuple arabe avait été envisagée par Martin Buber notamment, dans une formule fondée sur la compréhension mutuelle et le binationalisme. Certes, les conditions actuelles sont assez éloignées de cette perspective mais cela ne doit pas signifier pour autant qu’il est inconcevable de pouvoir en parler.
Enfin, c’est une formule qui à la fois, expérimente une décolonisation différente de celle déjà observée, sur le modèle sud-africain en quelque sorte, et propose de renoncer au vieux modèle d’Etat-nation qui n’a pas, loin s’en faut, toujours répondu aux besoins réels des populations. Cette perspective, portée par divers courants israéliens comme palestiniens, repose sur la mise en commun d’une égalité des droits civiques et politiques dans un cadre démocratique et laïc comme solution juste et morale59.
Il demeurera toutefois une dernière difficulté à trancher, quelque soit la forme que cet Etat unique pourra prendre (sans doute aussi si la solution à deux Etat venait à se matérialiser) et que l’exemple sud-africain n’a pas encore réussi à concrétiser : l’émancipation humaine et la transformation sociale, ce qui nécessitera sans nul doute d’autres rapports de forces. L’indépendance sans une radicale métamorphose des structures sociales pourrait simplement formaliser la hiérarchie sociale actuelle dans le cadre d’un système libéral ouvert. Cette perspective conduirait alors à assurer le maintien des privilégiés de l’ancien système (Israéliens comme Palestiniens) sans modifier le sort des « subordonnés »60 ; l’exemple sud-africain ne plaide (encore ?) pas en faveur d’une telle « révolution » et pose une question redoutable « What happens to a dream deferred » ?

Les réalités contemporaines observables et vécues sur le terrain61-l’apartheid israélien-obligent à une prise de conscience collective (interne et internationale) pour qu’enfin tous les peuples de cet espace (y compris les réfugiés) envisagent leur destin en commun sur une terre partagée et dans un cadre démocratique, non-ethnique et laïc. Construire une société commune, fondée sur la justice et la paix durables, au lieu de poursuivre la destruction de la Palestine, voilà une ambition, qui à l’aune des conflits au Moyen-Orient, pourrait redonner de l’espoir à tous les peuples.

Raphaël PORTEILLA
CREDESPO,
Université Bourgogne-Franche-Comté

paru dans la revue Un autre monde, n° 1- 2016.